Par Leïla Marchand – Les Echos - Publié le 23 mars 2022 à 07:00Mis à jour le 23 mars 2022 à 07:20
Richard Ma, directeur général d'une société de cybersécurité installée à San Francisco, cherchait un cadeau unique pour son épouse. Fin 2019, il a finalement trouvé la perle rare : une robe. Une longue robe irisée à 9.500 dollars. Sa particularité ? Elle n'existe pas.
Cette robe baptisée « Iridescence » est le premier vêtement 100 % virtuel à avoir été vendu dans le monde. Conçue par The Fabricant, une start-up néerlandaise, elle se porte seulement en « réalité augmentée » (AR) - par exemple à travers un filtre Snapchat - ou en « réalité virtuelle » (VR), c'est-à-dire en la faisant porter par un avatar numérique. Richard Ma ne regrette pas son achat. « Dans dix ans, tout le monde s'habillera avec de la mode numérique, assure-t-il. C'est un souvenir exceptionnel, un signe des temps. »
L'ère du métavers a officiellement été ouverte en octobre dernier par Mark Zuckerberg, avec une vidéo où on pouvait le voir animer son propre avatar dans un monde virtuel. « Ces avatars seront des représentations en 3D de vous, de vos expressions, de vos gestes », expliquait le patron de Facebook (renommé « Meta » à cette occasion). Dans cette nouvelle vie en ligne, « vous allez avoir une garde-robe virtuelle pour différentes occasions », avançait-il alors.
Digital fashion house
Les start-up ont été les premières à s'y aventurer. « Au départ, l'industrie traditionnelle nous voyait comme un petit groupe d'illuminés à Amsterdam, tentant quelque chose d'intéressant mais qui ne les concernait pas », raconte aux « Echos » Michaela Larosse, responsable des contenus chez The Fabricant.
Cette « digital fashion house », créée en 2018, modélise des vêtements en 3D bluffants de réalisme. Kerry Murphy, son fondateur, venu du monde publicitaire et passionné d'effets spéciaux, « avait remarqué que toutes les industries créatives, du cinéma à la musique, avaient construit une culture numérique très forte, argue Michaela Larosse. Toutes, sauf la mode. Il fallait provoquer ce bouleversement. »
C'est désormais chose faite. Quatre ans après sa création, la jeune pousse est en pleine croissance, compte une quarantaine de personnes et a conclu des collaborations avec des grands noms comme Adidas, Tommy Hilfiger, Under Armour, Puma ou encore Buffalo London.
Monolithe épuisé
La Britannique The Dematerialised s'est elle aussi illustrée dès 2020 parmi les premiers dans la vente de produits de luxe virtuels. Un tour sur son site web montre une collection variée de pulls, robes, chaussures ou accessoires dessinés dans un style futuriste. Mais n'espérez pas en acheter facilement… Ils affichent tous « sold out » quelques heures après leur lancement. Oui, même ce monolithe ressemblant à une banale plaque de plâtre.
L'avénement des NFT
C'est bien cette caractéristique qui a fini par séduire les grandes maisons du luxe. « La pandémie a joué un grand rôle en renforçant les pratiques en ligne. Mais le véritable élément déclencheur a été l'avènement des NFT et de la blockchain, analyse Stéphane Galienni, directeur associé de Balistik Art, agence parisienne spécialisée dans le luxe et le numérique. Grâce à cela, tout ce qui se vend en ligne peut être unique. » Pour mémoire, un NFT, ou jeton non fongible, est un certificat de propriété associé à un objet physique ou virtuel (gif animé, chanson, élément de jeu vidéo…) et fonctionnant grâce à la technologie blockchain.
Très consanguin avec l'univers de l'art, le luxe n'a pas manqué de se frotter les mains en voyant les ventes record enregistrées par les premières oeuvres numériques en NFT comme celle de Beeple, adjugée pour 69 millions de dollars en mars 2021, ajoute l'analyste. « Pour prendre le minimum de risque, les marques ont d'abord adopté une méthode qu'elles connaissent bien : faire une collab'avec un artiste, transformer son oeuvre en NFT et la vendre aux enchères, indique-t-il. Cette stratégie leur permet aussi de parfaire leur image en reversant le produit de la vente à une ONG. » Dès l'automne 2021, « toutes les grandes marques connues comme Givenchy, Burberry, Vuitton ou Dolce & Gabbana avaient sauté le pas ».
« Un nouveau monde de possibilités créatives »
Au premier abord, il peut paraître surprenant que de telles maisons, connues pour mettre en avant des produits rares et raffinés issus d'un certain savoir-faire, se mettent à proposer des pièces virtuelles et impalpables. Mais ce n'est pas le cas, explique Michael David, directeur de l'omnicanal chez LVMH (propriétaire du groupe « Les Echos ») : « Avec le métavers, on reste sur les mêmes sujets d'exclusivité, d'expérience, de rareté, d'appartenance à une communauté, donc il y a un vrai lien avec le luxe. »
Dans cet univers virtuel où chacun est représenté par un personnage numérique, l'apparence est essentielle : « Pouvoir façonner et communiquer son identité à travers la mode reste tout aussi important et pertinent dans le monde numérique que dans le monde physique », confirme Alice Delahunt, chief digital & content officer chez Ralph Lauren.
Le look affiché dans le métavers peut être totalement loufoque - jusqu'à se grimer en créature magique - ou très réaliste. Le métavers « ouvre un monde de possibilités créatives qui ne seraient pas possibles dans le monde physique, approuve Michaela Larosse. Un vêtement numérique peut défier les lois de la gravité, être 'vivant' ou avoir de l'information codée à l'intérieur. »
Certes, on ne parle pas ici d'un « monde numérique » tel que dépeint dans « Ready Player One » d'Ernest Cline, adapté au cinéma par Steven Spielberg. Un métavers aussi sophistiqué n'existe pas encore et les casques VR pour y accéder restent l'apanage d'une minorité de geeks.
Une tenue Vuitton dans Animal Crossing
Actuellement, le « protométavers » auquel font référence les marques recouvre les filtres de réalité augmentée proposés par les applications comme Snapchat, les NFT vendus en dehors de toute plateforme et surtout les jeux en ligne multijoueurs.
C'est dans ces mondes de pixels, de League of Legends à Roblox en passant par Animal Crossing, que toute une génération de joueurs se retrouve quotidiennement… sous la forme d'un avatar qui peut désormais porter une tenue signée Vuitton ou un sac Gucci.
« Les plus rapides à se lancer ont été les marques de sportswear comme Nike et Adidas. Elles étaient déjà sur une cible jeune et comprenaient bien cette logique de vouloir looker un avatar et exprimer son style, explique Stéphane Galienni. Les grandes maisons du luxe ont vite suivi ! Il y avait là une opportunité inédite de toucher les jeunes ados, une cible qu'elles essaient désespérément de toucher depuis des années. »
Les 45 millions de joueurs de Roblox ont donc désormais le loisir de faire du shopping dans Nikeland, de revêtir des pièces emblématiques Tommy Hilfiger ou d'assister à un événement organisé par Ralph Lauren. De leur côté, les 350 millions d'inscrits sur Fortnite peuvent se relooker avec des tenues Balenciaga ou des doudounes Moncler.
Même les paisibles îles du jeu Animal Crossing - où des millions de joueurs se sont réfugiés durant la crise sanitaire - ont vu débarquer des collections uniques signées Marc Jacobs ou Valentino. Certaines marques, comme Ralph Lauren, Louboutin et Gucci ont flairé une entrée vers le marché asiatique à travers la plateforme sud-coréenne Zepeto, sur laquelle jouent 250 millions de jeunes utilisateurs, et surtout utilisatrices.
Prix dérisoires du luxe
Si les maisons de luxe proposent généralement ces pièces virtuelles à des montants dérisoires (aux alentours de 10 à 50 euros) comparé à leurs prix habituels, cette stratégie reste gagnante, un « skin » de personnage ne coûtant quasiment rien en main-d'oeuvre et en matière première.
Difficile de connaître le nombre d'articles virtuels déjà vendus dans les différents métavers, mais il est facile pour le secteur de « refaire leurs stocks » et de les écouler en nombre. Ralph Lauren indique pour sa part avoir déjà « vendu plus de 200.000 produits numériques » tandis que « des millions d'utilisateurs ont visité [leurs] expériences dans le métavers ».
Une commission pour le créateur à la revente
Habituellement, ce marché de l'occasion échappe aux marques de luxe. Mais avec les articles numériques, elles ont la possibilité de toucher leur part du gâteau. Il suffit pour cela que le NFT associé à l'article mentionne une redevance en cas de transaction future. The Fabricant fonctionne déjà de cette manière en prélevant une commission de 5 % chaque fois qu'un de ses vêtements est revendu.
Dans la plupart des cas, les articles vendus sont des « digital twins », c'est-à-dire des jumeaux numériques de véritables produits vendus en boutique. « C'est également ce que l'on a fait dans les spiritueux, avec Dom Pérignon en collaboration avec Lady Gaga [100 coffrets ont été vendus en version physique et numérique] et avec le cognac Hennessy [deux bouteilles mises en vente étaient associées à un NFT et une version numérique] », détaille Michael David de LVMH. Comme d'autres de ses concurrentes, la maison de luxe n'est pas encore prête à sauter le pas du « 100 % numérique ». « Mais on y viendra peut-être », confie le responsable.
A terme, ce sont les boutiques de luxe dans leur entièreté qui pourraient prendre leurs quartiers dans le métavers. C'est en tout cas l'ambition des gérants de Decentraland et The Sandbox, deux métavers en pleine fièvre spéculative (malgré un trafic d'utilisateurs faible) où il est possible d'acquérir une parcelle de terrains virtuels et d'y monter un commerce.
« Aujourd'hui, sur les sites d'e-commerce, on gagne du temps mais on perd sur l'expérience du shopping, note Stéphane Galienni. Or les marques de luxe sont très demandeuses de cette expérience personnalisée, qui pourrait par exemple permettre d'essayer des vêtements avec un avatar 3D taillé sur nos mensurations. »
Une bulle prête à éclater ?
Tout cela va-t-il vraiment décoller ou a-t-on affaire à une bulle prête à éclater ? Le secteur du luxe est convaincu du potentiel du métavers mais se prépare à devoir passer par « une phase de stabilisation » du marché, analyse Franck Le Moal, directeur des systèmes d'information du groupe LVMH.
« On voit énormément de potentiel en matière de relation client, d'accès exclusif à des services ou à des événements », ajoute-t-il. Le NFT d'un sac virtuel peut en effet être associé à une place pour assister à un défilé par exemple, ou pour un accès à sa version physique lors de sa sortie quelques mois plus tard.
Ce certificat numérique permet aussi de lutter contre la contrefaçon - un fléau dans le monde du luxe - et de garder une trace de tout le parcours du produit. C'est d'ailleurs pour cela que la start-up belge HB Antwerp, spécialisée dans la vente de diamants, a lancé sa propre marque dans le métavers. L'extraction des pierres précieuses n'ayant pas toujours été irréprochable, la « blockchain est idéale pour se montrer transparent sur les questions de traçabilité, explique Shai de Toledo, associé de la société. Chaque mouvement, chaque étape de fabrication du diamant est ainsi documentée [et] les NFT nous permettent de mettre en forme ces informations de manière visuellement attirante. »
La grande inconnue de l'interopérabilité
Preuve de la confiance du marché dans ce « méta-bouleversement » à venir, les grands noms du luxe ont commencé à se réorganiser en conséquence. LVMH a renforcé ses équipes, Nike a racheté la start-up de baskets virtuelles RTFKT et le groupe italien OTB (Diesel, Maison Margiela, Marni…) est allé jusqu'à créer une société dédiée au métavers baptisée BVX. « Ce n'est qu'une question de temps avant que les marques trouvent la bonne formule pour investir ces nouveaux mondes de façon intéressante », estime Stefano Rosso, nommé à la tête de BVX.
Les progrès technologiques - qui nous permettront de porter d'élégantes lunettes de réalité virtuelle pour accéder aux métavers et de porter des tenues numériques haute définition - ne devraient être qu'une question de temps. La grande inconnue, sur toutes les lèvres des entreprises de mode, est celle de l'interopérabilité - la compatibilité de ces mondes entre eux.
Passera-t-on bientôt de métavers multiples à un seul grand ensemble interconnecté ? « Nous pouvons concevoir un magasin virtuel mais si l'utilisateur ne peut pas sortir de cet espace en gardant les produits qu'il y a acheté, ça perd énormément de son intérêt », déplorent les responsables de LVMH.
Chez OTB, on se montre confiant. « Soit les différentes plateformes parviendront à se mettre d'accord, soit des logiciels permettront d'adapter la présence de chaque avatar dans les différents mondes, assure Stefano Rosso. Le métavers n'en est qu'à son premier chapitre. Qui sait ce qui se passera lorsque Meta arrivera ? » Charge à Mark Zuckerberg de concrétiser - ou non - ce grand rêve du luxe.